POUND (E.)

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Critique, traducteur, poète, Pound a marqué la poésie américaine contemporaine de son empreinte: nul n’a échappé à son influence. L’œuvre de Pound, tendue et intransigeante, assure à la poésie américaine continuité et permanence; de même qu’elle salue en Whitman le grand pionnier, elle annonce le «vers projectif» dont se réclament de nombreux poètes américains après la Seconde Guerre mondiale.

Les malentendus d’une existence

Né à Hailey dans l’Idaho en 1885, Ezra Pound gardera toute sa vie une certaine naïveté provinciale devant les êtres et les faits, comme si son étonnante érudition lui masquait un pan du réel. Ce trait de son caractère mérite d’être souligné en ce qu’il est à l’origine de ses premiers démêlés avec la société américaine.

En 1907, jeune diplômé de l’université de Pennsylvanie, il obtient un poste d’enseignant à Crawfordsville dans l’Indiana. Par un soir glacial de février, il rencontre dans la rue une petite actrice de passage, affamée, sans argent. Il lui offre généreusement l’hospitalité pour la nuit, cède sa chambre et dort par terre, dans son bureau. Le lendemain, les propriétaires donnent leur version de l’épisode au président du collège: toute la ville est bientôt informée, la carrière de Pound prend brutalement fin; il s’embarque pour l’Europe. C’est son troisième contact avec le vieux continent où il choisit désormais de vivre.

Il se rend à Venise d’abord où paraît son premier recueil, A lume spento (À lumière éteinte ), en 1908, puis s’établit à Londres jusqu’en 1921. Déçu par la vie intellectuelle et les «mœurs contemporaines» de l’Angleterre (comme en témoigne le recueil capital Hugh Selwyn Mauberley , publié en 1920), il quitte Londres pour se fixer à Paris. Là, il s’emploie surtout à aider ses amis: Joyce, T. S. Eliot, le compositeur George Antheil, le sculpteur Brancusi, tout en poursuivant la composition de ses Cantos commencés «en 1904 ou 1905» si l’on en croit les déclarations du poète (interview accordée à la Paris Review en 1962, no 28).

En 1925, l’Italie devient sa seconde patrie. Il demeure à Rapallo jusqu’en 1945. À la suite de ses causeries à la radio de Rome, pendant la guerre, Pound fut inculpé de haute trahison pour avoir en particulier «donné aide et réconfort à l’Italie et à ses alliés dans leur lutte contre les États-Unis». En novembre 1945, les autorités américaines le rapatrient de force, puis s’engage à Washington un long procès. Quelque quarante ans après sa première mésaventure dans l’Indiana, Pound se trouve à nouveau mis au banc des accusés sans comprendre, au fond, ce qu’on lui reproche. Les deux faits n’ont certes pas même valeur ni même portée: ils relèvent néanmoins de la même impossibilité à saisir le lien qui associe inévitablement tout geste ou toute déclaration publique à ses conséquences immédiates.

En février 1946, après que quatre psychiatres l’eurent officiellement déclaré «fou mais non dangereux», il est interné à l’hôpital Sainte-Elisabeth à Washington: il y restera douze ans. En 1958, il regagne l’Italie, partageant entre Venise où il mourra, et la demeure de sa fille, Mary de Rachewiltz, dans le Tyrol italien, les dernières années d’une carrière bouleversante.

Le théoricien de la poésie

Conscient de tout l’héritage culturel gréco-latin, passionné de poésie provençale, fervent admirateur des préraphaélites, de Browning, de Swinburne, Pound se trouve soudain en 1909 confronté à T. E. Hulme; c’est à ce dernier qu’il doit de s’être libéré de ses premières idoles pour se consacrer à l’analyse de la poésie contemporaine. L’imagisme naît ainsi du hasard et des échanges de jeunes humanistes passionnés d’art. Les réunions du Poet’s Club seront fertiles. Pound s’informe, découvre Remy de Gourmont, Laurent Tailhade, exalte Flaubert, Gautier. Pour sa part, Hulme, l’auteur du recueil posthume Speculations (1924), annonce une nouvelle forme d’art qui serait fondée sur le refus de la facilité: ardu, volontaire, tout tendu vers l’expression exacte de l’émotion ou de l’idée à communiquer, l’art renonce aux lignes fluides de l’impressionnisme pour satisfaire à l’exigence d’une plus grande austérité. «Il est essentiel de prouver que la beauté peut exister dans le petit, l’aride», affirme Hulme.

En mars 1913 paraît dans Poetry (revue fondée l’année précédente par Harriet Monroe à Chicago) le célèbre article de Pound où figurent les trois principes imagistes, à savoir: présenter directement l’«objet», qu’il soit d’ordre subjectif ou objectif; n’utiliser en aucun cas des mots qui ne contribuent pas à cette présentation; en ce qui concerne le rythme, composer en suivant la phrase mélodique et non pas en suivant le métronome.

En 1913 également, en possession des manuscrits de Fenollosa (fervent explorateur de la culture sino-japonaise, à la fin du XIXe siècle) et de son étude sur le caractère des mots chinois, Pound s’inspire de l’idéogramme. La poésie chinoise, «aussi vivante qu’un tableau, aussi souple que la voix humaine», écrit-il, répudie toute ambiguïté: le mot est vrai, fondé sur la sincérité, il ne «vacille pas». (On pense, à ce sujet, à la traduction de Pound, Confucius: the Unwobbling Pivot and the Great Digest , où se trouve résumée l’éthique de Confucius, toujours intimement associée à la précision et à la clarté du langage, de même qu’aux Confucian Analects de 1951.)

L’année suivante, Pound rompt avec le mouvement imagiste: Amy Lowell a transformé la pureté du mouvement imagiste en une caricature «amygiste». Pound se consacre alors, avec Wyndham Lewis, au vorticisme: dès le 20 juin 1914, dans le premier et unique numéro de la revue Blast , il salue la naissance du vortex, condamnant futurisme et décadence.

Le passage de l’imagisme au vorticisme n’implique pas pour autant que Pound ait changé d’intentions. Bien au contraire, il convient de souligner la continuité qui se manifeste aussi bien dans son œuvre critique que dans son œuvre poétique. En effet, voici la définition que Pound donnait de l’art, en 1913, et en particulier sa conception de l’image: «Il se peut qu’on en vienne à croire que ce qui importe en art, c’est une sorte d’énergie, quelque chose qui serait plus ou moins comparable à l’électricité ou à la radio-activité, une force de transfusion, de fusion et d’unification... Une «image» est ce qui présente instantanément une somme intellectuelle et affective.»

Cette définition de l’«image» est identique à celle qu’il donne du «vortex» (point maximal d’énergie): «Le vortex, écrit-il, est synonyme de l’efficacité la plus grande.» Dans les deux cas, l’image est fulguration, elle aveugle par un excès de lumière, elle tue l’usure des mots en leur rendant la vertu d’étonner.

En 1931, la revue Poetry publiait le programme «objectiviste» que Pound avait inspiré. Son disciple, Louis Zukofsky, expose le but que se proposaient les objectivistes en ces termes:

«Un poème. Un poème en tant qu’objet... Immobilité parfaite – ou la nature en tant que nature créatrice, parfaite dans son existence, l’expérience rendant parfaite l’activité de l’existence. Un poème... Le contexte nécessairement associé au monde extérieur – le désir de ce qui est objectivement parfait, inextricablement la direction de caractéristiques à la fois historiques et contemporaines...» On le voit, l’objectivisme ne fait que poursuivre l’œuvre entreprise par Pound dès 1913 et reste attaché aux principes que le poète avait alors établis.

Les «Cantos»

Hugh Selwyn Mauberley (1920) constitue l’un des moments importants de l’œuvre de Pound: l’expérience du poète s’y trouve ramassée en même temps que se précise le dessein esthétique que les Cantos vont illustrer. Le ton est ferme qui répudie le syncrétisme des premiers recueils; le poète s’efforce de suivre le cheminement esthétique de l’infortuné Mauberley «en désaccord avec son âge».

Fidèle à son premier principe, «Méfie-toi de l’abstraction», Pound présente une série de portraits (de «personae» pour respecter sa terminologie) qui véhiculent, sur des modes différents, le propos satirique du poète. Mauberley offre plus qu’un autoportrait; d’ailleurs, Pound se défend en effet de s’être projeté dans son personnage. L’ouvrage exprime tout un complexe culturel que Pound a médité pendant quelque quinze ans: synthèse, lucide commentaire, processus de clarification, Mauberley permet au poète de faire le point, de liquider tout un passé vécu, de se situer dramatiquement vers cet ailleurs que les Cantos tentent de décrire.

C’est une œuvre d’attaque, malgré l’amertume des remarques désabusées et cinglantes qui crispe la surface glacée des poèmes. Le vers est saccadé, ses arêtes tranchantes lacèrent les lieux communs. La publication de Mauberley marque une rupture dans le temps et dans l’espace: Pound quitte Londres; départ symbolique. Il est désormais en pleine possession des trois éléments poétiques définis en 1917: «melopoeia» (ou qualité musicale du vers), «phanopoeia» (ou jeu des images visuelles), «logopoeia» (ou danse de l’intellect).

Conçus sur le mode épique, les Cantos retracent la carrière du poète, «homme sans fortune mais riche de promesses». La trame épique fusionne avec la texture proprement lyrique du projet. Il semble bien que, pour le poète américain, il n’existe pas de conflit entre l’expression lyrique et le mode épique. La même remarque est également valable pour les Feuilles d’herbe de Walt Whitman, Au pont de Brooklyn de Hart Crane, ou Paterson de William Carlos Williams.

Les Cantos se proposent un triple dessein: émouvoir, enseigner et plaire, en quoi ils ne diffèrent pas de L’Iliade ou de La Divine Comédie . Cependant, à l’unité du poème homérique centré sur un seul héros ou un épisode singulier, à l’œuvre dantesque toute polarisée par la scolastique traditionnelle, Pound oppose une matière poétique où viennent fusionner des éléments disparates. Le reproche fondamental que l’on a adressé aux Cantos repose sur l’aspect fragmentaire qu’ils présentent et qui menacerait l’unité de l’œuvre. On a trop souvent lu les Cantos comme une juxtaposition de motifs décousus, comme une mosaïque précieuse ou terne, alors qu’une étude patiente des thèmes, de l’iconographie, des références diverses, des allusions multiples dégagerait la solide armature de cet édifice prodigieux.

Plutôt que le schème temporel que retient Daniel D. Pearlman (le seul critique qui se soit préoccupé de trouver une unité aux Cantos ), nous suggérons que le thème de l’amour constitue un indice majeur. Ce thème apparaît en effet dès la fin du premier «Canto», dans une invocation fervente à Aphrodite, avec toutes les connotations qu’elle suggère dans le domaine éthique et esthétique, à savoir: ordre, beauté, justice, paix, sincérité, passion, compassion.

L’impersonnalité initiale des Cantos , qui débutent de façon très symptomatique par une admirable traduction du livre XI de L’Odyssée, permet au poète de s’identifier successivement à Tirésias aveugle, à Elpenor, le mort sans sépulture. Dès lors s’établit le dialogue que l’on retrouve tout au long des Cantos et s’annonce l’échange constant entre Pound et les poètes, les chroniqueurs, les traducteurs célèbres ou mal connus qu’il cite en les incorporant à son texte ou en les transposant. Véritable «défense de la poésie», les Cantos veulent transmettre et préserver tout l’héritage culturel menacé car «la tradition culturelle, c’est la beauté que l’on sauvegarde et non pas des chaînes contraignantes», écrit Pound dans ses Essais littéraires.

Le propos de Pound répond au projet le plus ambitieux: faire des Cantos l’archéologie de la culture. Protégés par l’inépuisable richesse de leur savoir, les Cantos ne se livrent peut-être qu’à ceux qui détiennent cette culture. Cependant les Pisan Cantos (canto LXXIV à LXXXV, qui valurent au poète le prix Bollingen en 1949) sont directement accessibles à tout lecteur de bonne volonté; l’étonnante mémoire de Pound ne retient alors que ce qui importe en définitive, les signes que l’amour a laissés dans une existence:

Rien n’importe que la qualité
de l’amour –
à la fin – qui a gravé sa trace dans l’esprit où vit la mémoire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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